CHAPITRE 11
— Morphose, Cassie, vite ! m’écriai-je.
La voiture de police se rapprochait vite et je ne me voyais pas expliquer la présence d’un centaure.
— Dans quel sens ? gémit Cassie en se cabrant légèrement. Je morphose en cheval ou en humain ?
Je compris ce qui lui arrivait. Elle devait lutter contre l’envie de garder son animorphe.
— En humain, en humain ! répondis-je. Tout le monde devant elle !
La voiture s’arrêta en faisant crisser le gravier. Un seul policier en descendit.
— Bonjour, dit-il. Vous… euh… ne seriez pas en train de vouloir nous cacher quelque chose, les enfants ?
Je faillis me retourner pour voir à quel stade en était Cassie, ce qui aurait été une erreur.
— Vous cacher quelque chose ? répétai-je.
— Écartez-vous, ordonna-t-il.
Nous avons obéi, et Cassie apparut. Complètement humaine. Le policier parut surpris, mais finit par hausser les épaules. Je poussai un soupir de soulagement.
— On peut faire quelque chose pour vous, monsieur l’agent ? demanda Rachel de son ton le plus « responsable ».
— Nous procédons à des enquêtes, répondit-il en continuant à observer Cassie comme si son aspect le surprenait. Nous recherchons des gamins qui, hier soir, ont allumé des feux d’artifice sur le chantier de construction qui est près du centre-ville, de l’autre côté du boulevard.
Marco fut pris d’une brusque quinte de toux.
— Qu’est-ce qu’il a ? continua l’agent.
— Rien, répondis-je. Il va très bien.
— Nous voulons mettre la main sur ces gamins, dit l’agent. Nous y tenons beaucoup. Vous comprenez, ce qu’ils faisaient était dangereux. Ils auraient pu blesser quelqu’un. C’est pourquoi nous voulons absolument les retrouver.
Soudain, je compris. Cet homme était l’un d’entre eux. L’agent était un Contrôleur. J’examinai son visage. Il paraissait normal, mais une créature venue d’une autre planète, un parasite malfaisant, se cachait à l’intérieur de sa tête. Derrière ces yeux humains apparemment ordinaires était tapie une chose immonde.
— Je ne suis pas au courant, mentis-je.
Il me regarda attentivement, et je commençai à transpirer.
— C’est drôle, vous me rappelez quelqu’un. Vous ressemblez à un jeune homme que je connais, un certain Tom.
— C’est mon frère.
J’essayais de contrôler ma voix, mais je n’arrivais pas à oublier que ce n’était pas à un vrai policier que je parlais, mais à un Yirk. Ce n’était même plus un être humain, pas vraiment. C’était un Humain-Contrôleur. Son cerveau humain était totalement asservi.
— Alors, vous êtes le frère de Tom, hein ? Eh bien, c’est un chic type. J’ai fait sa connaissance au Partage, dont je suis l’un des dirigeants. Un club épatant, le Partage. Vous devriez assister à nos réunions.
— Oui, sûrement. Tom me l’a déjà proposé.
— On y passe de très bons moments.
— Oui, sûrement.
— Eh bien, prévenez-moi, si vous apprenez quoi que ce soit sur les gamins du chantier de construction. Je vous signale qu’ils sont capables de vous raconter une histoire à dormir debout pour justifier leur délit, mais vous êtes trop intelligent pour avaler un tas de mensonges stupides, n’est-ce pas ?
— C’est un vrai génie, dit Marco.
Le policier finit par s’en aller.
— Bon, règle numéro un, décréta Rachel d’un ton ferme. On ne fait rien qui puisse attirer l’attention sur nous, et on garde le silence sur tout. Spécialement sur l’animorphe.
Cassie eut l’air gêné.
— Je reconnais que c’était idiot de ma part, mais c’est tellement formidable de galoper à toute allure, librement, en pleine nature…
— Comment as-tu fait pour morphoser tout habillée ? demandai-je. Quand on l’a fait, Tobias et moi… eh bien, disons que c’est une chance qu’il n’y ait pas eu de filles dans les parages.
— Je me suis entraînée, expliqua Cassie. Et ça ne marche qu’avec des vêtements collants. J’ai essayé avec une veste : elle en est sortie en lambeaux. Je ne sais pas comment on fera cet hiver.
— La question ne se posera pas, affirma Marco. Parce que l’animorphe, c’est terminé.
— Il se pourrait que Marco ait raison, dit Rachel. Ça nous dépasse. On n’est que des adolescents. Il faudrait trouver quelqu’un de haut placé à qui raconter tout ça. Quelqu’un en qui on puisse avoir confiance.
— On ne peut faire confiance à personne, déclara Tobias. N’importe qui peut être un Contrôleur. Si on se trompe, on sera tous menacés… et le monde entier sera condamné.
— Je ne veux pas arrêter de morphoser, déclara Cassie. Vous ne vous rendez donc pas compte de tout ce qu’on pourrait faire avec ce pouvoir ? Communiquer avec les animaux, par exemple. Aider à sauver des espèces en voie de disparition.
— Les Humains risquent fort d’être la prochaine espèce en voie de disparition, Cassie, remarqua doucement Tobias.
— Qu’en penses-tu, Jake ? demanda Cassie.
— Moi ? Je ne sais pas, répondis-je en haussant les épaules. Marco a raison : on risque de se faire tuer. Rachel a raison : c’est trop grave pour des jeunes.
J’hésitai à poursuivre, car ce que j’allais dire ne me plaisait pas.
— Mais Tobias a également raison. Le monde entier est en danger, et nous ne pouvons nous fier à personne.
— Alors, qu’est-ce qu’on fait ? insista Rachel.
— Hé là, ce n’est pas à moi de décider, rétorquai-je.
— Votons, proposa Rachel.
— Je vote pour pouvoir vivre suffisamment vieux pour passer le permis de conduire, dit Marco.
— Je vote pour faire ce qu’a demandé l’Andalite : lutter, ajouta Tobias.
— Tu ne t’es jamais battu de ta vie, ricana Marco. A l’école, tu n’es pas fichu de te défendre. Et maintenant, tout d’un coup, tu veux affronter ce monstre de Vysserk Trois ?
Tobias ne répondit pas, mais ses joues rougirent nettement.
— Je vote comme Tobias, dit Rachel en jetant un regard noir à Marco. Je préférerais que quelqu’un d’autre s’occupe de tout ça, mais c’est impossible.
— Réfléchissons un peu, continua Cassie. C’est une décision grave. Je veux dire que ce n’est pas comme décider si on va mettre un jean ou une jupe.
Je fus soulagé. Merci Cassie !
— C’est ça, attendons un peu, approuvai-je.
Entre temps, personne ne raconte rien à personne. On reprend simplement notre vie habituelle.
Un petit sourire apparut sur les lèvres de Marco. Il pensait avoir gagné, mais je n’en étais pas si sûr. Tobias, les joues toujours rouges, adressa à Rachel un regard compréhensif et reconnaissant.
Marco et moi avons repris le chemin de la maison en essayant de faire comme si rien ne s’était passé. La conversation tourna autour de la saison de baseball et de nos chances respectives de l’emporter dans Dead Zone 5, le jeu vidéo auquel nous allions jouer sur mon ordinateur.
En arrivant chez moi, on commençait à ne plus savoir quoi se dire.
Nous avons joué un moment à Dead Zone sans être très brillants ni l’un ni l’autre. A dire vrai, jouer ne m’intéressait plus guère. J’avais l’esprit ailleurs.
Au bout d’un moment, Tom vint nous rejoindre.
— Salut, les enfants, dit-il. Je peux tenter ma chance ?
— Bien sûr, répondit Marco en s’écartant pour lui céder ses commandes.
Nous avons joué encore pendant quelques minutes et Tom s’en tirait fort bien, mais il parut soudain se lasser. Il rendit les commandes à Marco et se contenta de s’asseoir et de nous regarder jouer.
— Vous êtes au courant de ce qui s’est passé hier soir, sur le chantier de construction ? nous demanda-t-il soudain.
La surprise fit sursauter Marco.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demandai-je.
— C’est dans le journal, répondit négligemment Tom. Il paraît que des gamins ont tiré des feux d’artifice. Des personnes âgées du quartier se sont imaginées qu’il s’agissait de soucoupes volantes, dit-il en riant. Des soucoupes volantes, rien que ça !
Marco et moi avons ricané à notre tour.
— C’est vrai, je vous jure. Alors qu’il s’agissait simplement de gamins et de pétards, insista Tom.
— Hum, hum, marmonnai-je en faisant tout mon possible pour me concentrer sur le jeu.
— Hier soir, tu étais allé faire un tour au centre-ville, hein ? me demanda Tom.
— Heu…
— Tu es rentré par le chantier ?
— Non.
— Ce n’est pas que je veuille les dénoncer, continua Tom. Il n’y a pas de quoi fouetter un chat. Ces mômes font juste partir quelques pétards, et voilà tous ces gens terrorisés par des soucoupes volantes.
— Ha.
— Des soucoupes volantes, répéta-t-il en riant. Faut être complètement idiot pour croire à des choses pareilles. Tu n’y crois pas, hein ? fit-il en se penchant vers moi. Aux extraterrestres, aux soucoupes volantes et aux petits hommes verts venus de la planète Mars ?
Je faillis lui répondre qu’aucun d’eux n’était ni petit ni vert, mais je me contentai de dire :
— Bien sûr que non.
Tom hocha la tête et se leva.
— Tant mieux. Tu sais, Jake, j’ai l’impression qu’on ne s’est pas beaucoup vus, ces derniers temps.
— Pas des masses, en effet.
— C’est un tort, et il fit claquer ses doigts comme s’il lui venait une idée. Tu sais, tu devrais t’inscrire au Partage. Marco aussi.
— Pourquoi devrait-on s’inscrire ? demanda Marco.
Tom se contenta de sourire.
— Faut que je m’en aille, annonça-t-il en me donnant une tape amicale dans le dos. On se reverra plus tard. Et n’oubliez pas : vous me prévenez si vous apprenez quoi que ce soit sur les gamins du chantier de construction.
Il s’en alla. Marco me regarda.
— C’en est un, Jake.
— Quoi ?
— Tom. Tom en est un. Ton frère est un Contrôleur.